jeudi 29 novembre 2007

For old time's sake

J'ai 20 ans et des poussières.
Je suis assise dans l'aéroport de Budapest, sur une chaise censée accueillir mes fesses pour la nuit. Je regarde les autres.
Nous sommes le lundi 20 Août 2007. Il est 20h25.
J'ai un peu froid. Dehors c'est une tempête qui s'abat sur la ville. Une vraie. C'est assez impressionnant. Je reviens de dehors, je me suis assise pour regarder la pluie tomber, et entendre le bruit du tonnerre.
Odeur familière.

J'ai 7 ans.
Dehors il pleut. Je suis dans mon bain. Salle de bain bleue, sol blanc. Une odeur particulière y règne. Un savant mélange du linge propre et de l'ancien meuble qui l'abrite.
Au loin la télé chante Question pour un champion.
J'appelle "mamiiiiiiiiiiiiie", et c'est mon grand-père affalé dans son fauteuil qui me répondra"ouiiiiiiii".
Mais c'est ma grand mère qui sortira de la cuisine pour venir me récupérer.
Elle aussi sent si bon. Je sors de mon bain avec son aide. Elle pose un genou par terre, m'enveloppe d'une serviette épaisse, et me serre dans ses bras. Son odeur m'envahit. Et mes cheveux mouillés gouttent sur son épaule.
"Allez, tu mets ton pyjama maintenant, que je puisse terminer à la cuisine avant de rater Julien Lepers complètement."
Mon regard est plongé dans le sien, si j'avais pu je l'aurai gardée dans mes bras.
Elle s'éloigne, ferme la porte.
Et hop, j'enfile mon bas de pyjama, puis mon haut. Je n'aime pas passer un haut quand j'ai les cheveux mouillés. Ils s'aplatissent dans mon dos, le trempent. D'un geste rapide il faut les sortir de dessous, et la le tee-shirt se colle. Mon pyjama est blanc avec des étoiles vertes.
J'abandonne l'idée de me sécher entre les orteils, je laisse la serviette sur le bidet, et je cours rejoindre mon frère. Je passe la tête dans une chambre, personne. Celle d'en face, de mes grands-parents est elle aussi vide. Je finis par arriver dans la troisième.
Il y est, allongé, en train de lire une bd. Il a 12 ans.
Je souris, je prends mon élan, mes petits petons encore humides claquent sur le sol, et saute sur le lit.
"Arrête Sophie ! Je lis ! Mais arrête !"
Mais je n'en fais qu'à ma tête, je continue de rire et de sauter. Mes longs cheveux dorés trempés m'accompagnent dans mes sauts. Je suis légère, je saute haut en tournant autour de lui. Je n'ai pas d'état d'âme pour mon frère qui était plongé dans sa lecture.
S'ensuit inévitablement une bagarre. Je ris aux éclats, impossible de prendre le dessus. Je ris, je ris et je ris encore.
Du fond de son fauteuil mon grand-père nous criera quelque chose. Mais je ris si fort qu'on ne comprendra pas. Silence. On se regarde. Je rigole. Et ça repart.
Je crie, il m'a fait mal, sans faire exprès. Alors je suis fachée. Je m'assois sur le bord du lit. J'ai chaud. Je respire fort. Mes cheveux sont emmêlés, c'est pas grave. Mes deux petites mains essaient de les remettre en ordre. Je me retourne, je tire la langue à mon frère qui est déjà reparti dans sa lecture.
A cet instant, la porte d'entrée s'ouvre.
Après avoir jetté un dernier regard noir à mon frère, qui m'ignore superbement, je cours jusqu'à l'entrée. C'est successivement, ma mère, sa soeur, son mari et mon père. Ils parlent, ils font bien plus de bruit que moi quand je rigole, et à eux on ne leur dit rien.
Ils sont mouillés. Ils sentent la pluie et l'air froid.
Je suis là, debout, au milieu de ces grandes personnes, mon oncle Paul, me passera la main sur la tête. J'ai l'impression que c'est le seul à m'avoir vu.
Tant pis. Je balance mes bras d'arrière en avant, et je marche en rebondissant jusqu'à la cuisine.
Je passe la tête, la cocotte tourne. Ce soir c'est soupe de légumes de ma grand-mère. A cette époque, c'était la seule que j'acceptais de manger.
Ma mère a déposé des sachets sur la table de la cuisine.
Je profite de leur brouhaha incessant, et de leur désordre pour ranger leurs affaires trempées, pour tendre une main vers un, qui dégage une odeur bien plus alléchante que les autres. Mais ma grand-mère intervient. C'est de la socca. "Tu en mangeras après avoir mangé ma soupe."
Frustration. Mais joie quand même. Demain c'est Noël et en plus on mange de la socca ce soir.
Je cours jusqu'à la salle à manger, et je tombe dans le canapé, suivie du regard de mon grand-père. Je suis vite rejoint par ma grand-mère. Julien Lepers c'est presque terminé. Je m'allonge et pose ma tête sur ses genoux. Elle caresse mes cheveux, en essayant de répondre aux questions qu'il pose. Moi je ne comprends rien. Je respire.


Un gros éclair me fait revenir brutalement à la réalité. Je retourne m'assoir avec les autres à l'intérieur.

Je ne sais pas à quoi ils pensent. Mais à cet instant là, ça m'est complètement égal.
Il n'y a que le regard d'Elsa qui m'intéresse. Allongée, sur deux chaises l'une en face de l'autre, elle me regarde, son ongle dans sa bouche, sourit. Je souris, ou pas, je ne sais plus. Je soupire. A cet instant précis, j'aurai voulu retourner chez mes grands-parents avec mon insouciance. Les soucis d'aujourd'hui, je n'en veux plus.

J'ai toujours 20 ans et des poussières. Mais je suis assise sur mon lit. Dans 37 jours, j'aurai 21 ans. Dans 33 jours, on sera en 2008. 2007 à la poubelle, j'ai trop perdu, sans rien gagner.

J'ai toujours 7 ans. Je cours dans l'herbe dorée et piquante des planches de la Pynéa. Des sauterelles tappent dans mes jambes à mesure que je les dérange. Perdues par ce désordre.
Je cours sous un beau soleil de début Août. Je ris toujours aux éclats, je suis poursuivie par je ne sais quelle idée. Arrivée au bout de la planche je me retourne vers la maison. Je regarde les montagnes. Le bas de la vallée. Le sourire jusqu'aux oreilles. Je m'allonge. L'herbe me pique le dos. Il y a d'énormes nuages blancs dans le ciel, et un silence incroyable.
Je respire.
On m'appelle. C'est l'heure d'aller chercher les mûres à l'arbre de la maison en ruine quelques planches plus haut.
Je m'assois, je souris toujours. Je jette un dernier coup d'oeil à mon imaginaire poursuivant qui n'est plus là. Une légère brise. Je respire.
Sans avoir pu réaliser ce qui leur arrivait vraiment, je repartais déjà en courant à travers la planche, en dérangeant une fois de plus les sauterelles, et en criant attendez moi attendez moi. Je n'allais pas rater l'occasion de manger des mûres dans l'arbre et de m'en mettre partout pour faire croire aux grands une blessure fatale.




9 commentaires:

À 29 novembre 2007 12:03 , Blogger DelPi a dit...

La vie est telle un livre, souvent, avant de tourner une page on éprouve le besoin de revenir en arrière, plus ou moins loin, pour se rassurer ou s'assurer de notre bonne compréhension. Tu peux passer sereine au prochain chapitre, toutes les pages précédentes te resteront accessibles, et tu pourras aussi ne jamais en relire certaines...

 
À 1 décembre 2007 17:22 , Blogger Mousie/Paisible a dit...

merci petite soeur pour cette page...du passé qui remonte, se mêle au présent...ta quête est importante c'est la teienne, c'est la mienne, la nôtre...celle de notre identité...Alors je t'offre ces lignes de Clarissa Pinkola Estés: "Une fois, j'ai rêvé que je racontais des histoires et que quelqu'un me tapotait le pied pour m'encourager. Baissant les yeux, je m'apercevais que j'étais debout sur les épaules d'une vieille femme qui me "Voyons, disais-je, c'est à VOUS de monter sur mes épaules. Car je suis jeune et vous êtes âgée."
"-Absolument pas. C'est ainsi que les choses doivent être."
Je découvrais alors qu'elle se tenait sur le sépaules d'une femme encore beaucoup plus vieille qu'elle, qui elle-même se tenait sur les épaules d'une autre âme et ainsi de suite...
La vieille femme avait raison. Ce sont les dons et la force de nos prédécesseurs qui nourrissent les histoires que l'on raconte et que l'on écoute. D'après moi, ce qui fait la force de la narration, c'est une hautre colonne d'êtres humains, unis dans le temps et dans l'espace, richement ou pauvrement vêtus comme à leur époque ou encore dans leur nudité et pleins de la sève d'une vie qui continue..."
Continue ton histoire Insilme...et celles des autres...
Bisou...

 
À 1 décembre 2007 18:34 , Blogger ade a dit...

Bien le bonjour! Je découvre ce tout nouveau blog et quelle surprise!
C'est deja bien plus beau (en meme temps plus beau que skyblog... pas dur), et bien plus profond que ton ancien blog. J'ai adoré ton histoire. Tu vois que tu sais écrire quand tu veux! C'est touchant et ça transporte dans un autre univers, le tien. Tu as une chance quelque part: le souvenir. Si je repense à mon enfance, c'est le trou noir, le néant. Je ne me souviens de rien. Peut etre que j'ai fait un menage inconsciemment à un certain moment de ma vie. Continues, je serai la première à te lire avec mes yeux d'enfant!

 
À 3 décembre 2007 21:09 , Anonymous Margaux a dit...

Moi je dirais pain au lait et cacolac( à l'époque c'était peut être "candy up")!En tout cas je suis jalouse car tu écris très bien et que tu es belle comme un coeur, j'ai du prendre le côté batard du clan...
Qd à la famille je serai tenter de citer cette phrase "Bande d'ours", qui nous rapproche tant de nos racines communes...

 
À 5 décembre 2007 18:45 , Anonymous Elsa a dit...

salut a toi mon commentaire n'est pas une surprise pour toi mais voila.Ton texte est magnifique, bien meilleur que les précédents et c'est une ex prépa qui parle.Je ne sais pas ce qui m'a le plus touché, le souvenir, l'innocence du regard de l'enfant, l'amertume de celui de la presque adulte...c'est sans doute la meme sensibilité que dans tes autres textes exacerbée ici par le dénudement du style, la fragilité qu'on sent derriére tes mots et qui ne peut que toucher le lecteur.voila pour le texte quant a ce qu'il raconte, ce qu'il fait remonter, les souvenirs anciens ou tout proche je n'en dirai rien.Les souvenirs sont ce qu'ils sont mais sache que plus le chagrin creusera ton etre plus tu pourra contenir de joie.(Khalil Gibran)

 
À 6 décembre 2007 01:08 , Anonymous Djibé a dit...

Elsaaaaa
Moi y'en a pas comprendre ce que tu dis depuis que tu es passée par la prépa.
Je rajouterai pas ce que ça m'a fait de lire. Je décrirais juste mon attitude quand je l'ai fait: sourire en coin et oeil légèrement humide mais brillant du souvenir...

 
À 20 décembre 2007 21:36 , Blogger Naynay a dit...

You light my heart, like a bunsen burner..

Bisous ma Sophie, et continue..

 
À 21 avril 2008 00:51 , Blogger Raph a dit...

Tu mérites qu'on prenne le temps de te connaitre.
Et, nostalgie, c'est ce que j'ai ressenti en lisant ton texte.

 
À 29 avril 2008 18:20 , Anonymous Dam a dit...

Ça faisait un moment que je n'étais pas venu sur ton site So! Et j'ai qu'un mot à dire, c'est "ouaou!". Tu arrives à transmettre tant d'émotions, d'images, de sentiments à travers tes mots.
Tu as un grand talent!!! continue!!!
Gros Bisous!!

 

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